Dans une tribune du Monde du 23 janvier, Jean-Noël Jeanneney (l'actuel président de la BNF) s'interroge sur l'accord que vient de conclure Google avec cinq des plus grandes bibliothèques anglo-saxonnes (Harvard, Stanford, New York Public Library, Oxford, et Michigan). En numérisant une part importante du fonds de ces bibliothèques, la société de Larry Page et Serguey Brin permettrait l'accès à 4,5 milliards de pages... Avec le risque, selon Jeanneney, que la connaissance moderne s'enferme dans une forme anglo-saxonne d'ethnocentrisme. Ethnocentrisme aggravé par la stratégie commerciale de Google: "les publicités en marge des pages guideront vers des achats qui accentueront le déséquilibre".
(Une première forme de ce moteur de recherche universitaire est d'ailleurs testable dans les les laboratoires de Google.)
Des propos qui confirment que Google est devenu, en lieu et place de Microsoft, le nouvel ennemi de la liberté sur le réseau. En réalité, la mise en garde de Jeanneney apparaît davantage comme une tentative de défendre la position européenne sur la scène scientifique que comme un appel à unifier dans une même structure (virtuelle ou physique) l'ensemble des savoirs humains. Et l'on se prend à rêver de ce que pourrait être pareille entreprise... La technique permettra bientôt de réaliser l'abstraction borgesienne d'une bibliothèque de Babel, regroupant toutes les combinaisons possibles des signes des alphabets. Une bibliothèque où le Don Juan de Cervantes côtoie un livre rempli de A. Où l'Illiade existe sous une forme inachevée. Où, dans certains livres d' histoire, l'Allemagne nazie aurait gagné la guerre.
Internet ressemble de plus en plus à cela. Le faux y côtoie le vrai. La page que je lis dans Google ne m'est proposée que parce que (beaucoup) d'autres l'ont lu avant moi. Nous consultons des encyclopédies Wiki qui se transforment à chaque seconde. Le hasard remplace la rationnalité: Steve Jobs propose un Ipod shuffle, pariant que le hasard est désormais la meilleure façon de traiter l'énorme quantité de données qui nous est à présent accessible. Dans cette bibliothèque virtuelle, notre perception du monde n'est plus orienté par la volonté hégémonique d'un Etat. Le hasard y est seul maître.